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Les Inrocks – « Ballast » La revue qui veut fédérer la gauche radicale

07/06/2015 | 10h15

Le 12 juin sort en librairie le deuxième numéro de la revue “Ballast”. Créé en novembre 2014, ce trimestriel engagé, édité par Aden, et animé par trente personnes environ, ambitionne de fédérer l’ensemble des courants de la gauche radicale. Son site internet complète l’offre par une série d’articles politiques de fond. Entretien avec le collectif.

Depuis novembre 2014, un nouveau venu dans le paysage de la presse alternative a fait son apparition : Ballast, une revue trimestrielle imposante par son format – 137 pages – et un site internet dont certains articles ont déjà fait l’objet de traductions dans différentes langues – “Peut-on critiquer Foucault”, notamment. Comment est né ce projet ? Des modèles l’ont-ils inspiré ? Quelle place Ballast souhaite-t-il occuper dans la galaxie des médias engagés ? Plusieurs de ses membres nous ont répondu collectivement. Entretien.

Comment est née la revue Ballast, et quelle est sa vocation ?

Ballast Une vieille envie. Mais, au départ, sans bien savoir comment la matérialiser : papier ou internet ? On a résolu le dilemme en optant pour les deux. Le premier numéro est sorti en novembre 2014, sans structure éditoriale ni diffuseur, sans presque un sou en poche – une revue de bouts de ficelle. Pour le second et les suivants, nous travaillons avec les éditions ADEN puisque nous nous sommes très vite retrouvés en matière de ligne éditoriale : en finir – du moins tendre vers cela en sachant que la partie est perdue d’avance – avec les querelles de clochers, les chamailleries idéologiques et les divisions artificielles qui morcellent et n’en finissent pas d’user notre famille politique, c’est-à-dire, au sens large, le socialisme radical.

Nous sommes trente, à présent, à faire vivre cette revue d’une manière ou d’une autre (de façon bénévole et militante) : certain.e.s se revendiquent en premier lieu de l’anarchisme et d’autres du communisme, du féminisme ou de la décroissance, du zapatisme ou de l’anti-impérialisme. ADEN assume le débat et les dissensions au sein même de son catalogue, lorsqu’elles publient des textes de figures aussi différentes, et parfois antagoniques, que Chomsky et Lénine, Angela Davis et Rimbaud – à l’échelle de notre revue, c’est ce que nous tenions à faire dès l’origine : nous ne sommes pas toujours d’accord avec nous-mêmes. En cela, l’esprit de la Première Internationale est stimulant : sans rien ignorer des tensions de fond, des proudhoniens, des marxistes, des collectivistes et des mutuellistes, des étatistes et des libertaires, des blanquistes et des trade-unionistes ont pu imaginer un espace collectif, une plate-forme politique. Cette pluralité nous parle – d’où le sous-titre de la revue : “Tenir tête, fédérer, amorcer”. On ne contrôle les pedigrees politiques de personne : un socle commun, composite mais sûr de ses contours, nous suffit.

D’où vient le titre, Ballast ?

D’un poème et d’un recueil du même nom, signés Jacques Dupin. On ignore le plus souvent ce que ce mot signifie ; il est pourtant très ordinaire, très commun : il désigne les cailloux sur les voies ferrées. Outre sa force sonore et poétique, ce mot renvoie, symboliquement, à ce que nous disions : des pierres hétéroclites, qui n’ont pas la même taille ni la même teinte, mais qui cheminent sur la même voie.

Vos articles sont parfois assez théoriques. Ne craigniez vous pas d’être élitistes ?

Nous espérons l’être le moins possible et réfléchissons beaucoup à cette question : ne toucher qu’un lectorat universitaire serait un échec cuisant, étant donné qu’une grande partie d’entre nous ne provient pas de ce milieu (la maquettiste travaille en caisse, l’un des photographes à la RATP, l’un des poètes est électricien, l’un des intervieweurs est salarié dans la mise en rayon de supermarché et le projet est né d’autodidactes sans diplômes).

Nous nous méfions terriblement de l’entre-soi intellectuel et du plaisir minoritaire d’être incompris. Chaque article qui succombe au jargon est taillé à la serpe avant publication : notre volonté première est de mettre à disposition des contenus politiques critiques accessibles à ceux qui, d’ordinaire, ne s’intéressent pas nécessairement à ces questions. D’autant qu’il est faux de croire, dans les salles de rédaction ou sur les plateaux de télévision, que les gens n’ont rien à fiche des “grandes questions” et qu’il faudrait se contenter des faits divers, des soldes et des gros titres. Ouvrez les vannes et vous verrez.

Ballast est à peu près tout sauf une revue de dévots de la Pensée pure : nous aimons mieux discuter au comptoir d’un bar que dans un colloque de “spécialistes” et de “théoriciens”. Entre l’œuvre d’Orwell et Mille plateaux, nous n’hésitons pas. Le libertaire Jean Grave disait tenir à distance les mots “à mille pattes” : sage conseil (Bourdieu a expliqué qu’il fallait 20 % de propos incompréhensibles pour être pris aux sérieux dans les sciences humaines ; nous préférons encore passer pour des clowns). À noter aussi que le site Internet est bien plus analytique que la revue papier, qui, par sa forme, laisse une place importante à d’autres registres : l’art, la poésie et la littérature.

Cependant vous ne semblez pas vous limiter sur la longueur de vos articles…

D’une part, nous ne pouvons pas nous concentrer seulement sur l’actualité et le reportage : nous n’avons pas la logistique, pas les moyens, pas les cartes de presse. Et nous tenions à proposer un rythme qui ne soit pas celui de la frénésie informative, du non-stop, du flux BFM TV. Écrire sur Mohamed Saïl ou Serge Michel lorsque ces noms ne disent plus rien, c’est une autre manière de parler de notre présent – en fixant d’autres priorités que les leurs, en perturbant leur temporalité médiatique. L’expression est rabâchée mais le “long cours” nous interpelle davantage que la dépêche AFP.

Internet permet bien sûr cette liberté en matière de pagination : pourquoi ne pas en profiter ? À condition d’avoir une esthétique qui rende l’ensemble lisible au tout-venant – le webdesigner et la graphiste ont dès le début travaillé en ce sens. Nous préparons longuement les entretiens en amont, nous ne faisons jamais de “promo”, nous n’interrogeons un auteur, ou un artiste, qu’à la seule condition de très bien connaître son parcours et sa réflexion : d’où le format final, assez copieux, des entretiens. Les auteurs doivent avoir l’espace de s’exprimer, de déployer un propos et des arguments, dans toutes leurs nuances et leurs textures, sans publicité ni œil sur la montre : le temps n’est pas ce que l’on en dit, en tout cas pas pour nous. La revue papier est traitée de la même façon : nous prenons la place dont nous avons besoin, sans se fixer de contraintes définitives, tout en sachant bien que tout ne sera pas lu de la première à la dernière page – et c’est bien normal.

Ballast paraît à un moment où la presse engagée va mal. Article 11 a cessé de paraître en version papier…

Oui, ainsi qu’Offensive libertaire et L’Impossible… Le papier semble être devenu une opération assez suicidaire, mais nous y tenions. Le fait de paraître en librairies et non en kiosques limite, cela dit, les impératifs et les complications.

Vous souhaitiez prendre le relais ?

Ça n’a pas été pensé ainsi. Offensive libertaire proposait quelque chose d’intéressant, en rompant, tant sur la forme que le fond, avec l’esprit un peu sommaire du “tract”, encore très présent dans certaines publications radicales (comme s’il fallait mettre du rouge et du noir à chaque titre pour jurer de la pureté du combat et du discours ; comme s’il fallait n’utiliser que dix mots clés, toujours les mêmes, pour être audibles des gens qui, de toute façon, sont déjà acquis à la cause). L’Impossible et, avant, L’Autre journal, ont inspiré la maquettiste. Des visuels sobres, épurés. Michel Butel croisait la pensée politique avec la littérature, les entretiens avec les reportages, la théorie avec l’engagement pratique : c’est une démarche dans laquelle on se reconnaît sans doute.

Des modèles vous ont inspiré ?

Consciemment, non, mais nous avons inévitablement subi – au bon sens du terme – l’influence de ce qu’on appelle les “mooks”. Les livres-revues. XXI, évidemment, Ravages, Le Tigre ou Portrait, pour n’en citer que quelques-uns. Regards, qui est une publication trimestrielle, se présente comme un magazine que l’on aborde, par sa prise en main, plutôt comme un ouvrage que comme les Libération et autres Figaro : c’est, en terme de support, ce qui nous portait dès le départ – Ballast a été pensé comme un objet qui puisse se conserver ou être annoté dans la marge. À quoi il faut ajouter certaines maisons d’édition indépendantes.

Vous êtes-vous posé la question de la liaison entre théorie et pratique ?

Bien sûr. Sans parler de l’implication de certains auteurs et contributeurs, à titre individuels, dans des mouvements et des organisations politiques, nous commençons chaque numéro en la posant, justement, puisque la revue s’ouvre sur le portrait d’un travailleur “anonyme” (pour les deux premiers : un ouvrier confectionnant des poussettes, un grutier à Brest), se prolonge par un reportage (SCOP-TI, anciennement Fralib, et l’usine MetalTemple) et aboutit, quelques pages plus loin, sur un débat des plus pratiques (le protectionnisme, le tirage au sort – ce sera la sortie de l’euro, dans le 3). La structure même de la revue tente comme elle peut de répondre à cette éternelle, mais indispensable, question.

En France, notre famille politique ne parvient pas, ou plus, à porter comme elle le devrait l’immense force désorganisée de la contestation populaire. Pablo Iglesias, de Podemos, résume bien cette tension, au cœur de notre projet : “Vous pouvez porter un tee-shirt avec la faucille et le marteau. Vous pouvez même porter un grand drapeau, puis rentrer chez vous avec le drapeau, tout ça pendant que l’ennemi se rit de vous. Parce que les gens, les travailleurs, ils préfèrent l’ennemi plutôt que vous. Ils croient à ce qu’il dit. Ils le comprennent quand il parle. Ils ne vous comprennent pas, vous. Et peut-être que c’est vous qui avez raison ! Vous pourrez demander à vos enfants d’écrire ça sur votre tombe : “il a toujours eu raison – mais personne ne le sut jamais”.

Propos recueillis par Mathieu Dejean